Patiente, elle regardait de temps en temps son invité. Elle ne le fixait pas toujours, la cause ne fut pas la peur mais l'impolitesse. Il finissait de se nourrir, sans parler. Le silence obligea la féline à observer autour d'elle, pourtant elle savait que la petite maison était rangée. Le bois du toit et des murs n'osait même pas craquer et il demeurait solide. Les petits rayons de lumière traversant les branches et l'ouverture de la fenêtre éclairaient particulièrement la chevelure du démon. Quant au sàvras de nouveau calme, il n’avait rien d’autre à faire que de regarder son maître. Bref, tout jouait avec la patience de la lionne. Et aussi sage qu'elle le fut, elle ne dévisagea pas l'inconnu. Elle n'eut qu'une poignée de secondes animée par la curiosité.
Même s'il avait un œil effrayant, la jeune femme ne partagea pas le même sentiment de crainte que les gardes. Étonnamment, ce globe oculaire était unique. Il n'avait pas de paire et n'existait que sur le côté gauche, en cohésion avec la peau tachetée du même côté. L’œil droit – étrangement en harmonie avec la peau d'apyx – était purement, et simplement blanc. Il n'avait pas la moindre trace d'une pupille ou d'un iris.
Après avoir repris ses forces, le démon ne fit rien, excepté rester assis sur le bord du lit et regarder à son tour la lionne. Même avec son savoir-faire exemplaire, la lionne s'entourait d'un silence pesant. L'ambiance était bizarre. L'inconnu attendait, c'est elle qui devait parler ou il lui fallait une sorte d'autorisation pour se présenter ?
— Et bien, commença la jeune rousse en entortillant une mèche autour de son index. Continuons dans l'ordre. Si vous voulez vous présenter, je vous écoute. Ou même si vous souhaitez juste des informations, je vous répondrai.
Elle constata son tic puis reposa sa main sur ses genoux.
— Vous voulez dire mon nom ?
— Oui, bien sûr.
Elle eut l'impression qu'elle demandait l'impossible au démon.
— Serza.
Même avec quelques secondes de courtoisie, la lionne comprit quelque chose. Il s'appelait Serza. Rien de plus.
— Je ne suis pas sûre... s'interrogea son hôtesse. C'est votre prénom. Vous n'avez pas de nom ? Par exemple, si vous voulez le savoir, je me nomme Aris Yrèn. Aris est mon nom.
Le dénommé Serza ne répondit pas.
— Le nom. Celui que vous donne votre famille, expliqua-t-elle avant de supposer une théorie qui l’embarrassa. Vous n'avez pas de famille ?
— Je ne peux pas vous répondre, malheureusement. J'ignore ce que signifie « famille ».
En plus d'être bizarre, l'atmosphère devint confuse. Yrèn réfléchit. Un orphelin saurait au moins le sens de ce mot. Or, ce démon ne connaissait pas ce terme. L'idée de l'amnésie la dérangea parce qu'elle avait lu des histoires fictives à ce sujet et la perte de mémoire n'apportait que des soucis.
— Rassurez-moi... Savez-vous où vous êtes né, d'où vous venez, dans quel continent nous nous situons et la date du jour ?
— Je suis né et je viens du désert. Nous sommes sur le continent Solaris et le neuvième jour d'Énacre.
— Bon, j’admets que vous n'êtes pas amnésique. J'ai failli avoir peur.
La lionne eut un rire nerveux et sourit. Serza ne bougea pas le moindre sourcil. Elle marqua de nouveau un silence, elle essaya de comprendre quel désert. Mais comme Serza voulait atteindre le nord, cela ne pouvait être qu'un désert du sud : le désert de Duna Major.
— Donc, si j'ai bien compris, vous venez du désert. Le galaprius est votre fidèle compagnon. Vous en recherchez un autre, chevauché par un inconnu mais que vous connaissez parce qu'il vous a dit qu'il est au nord. C'est ça ?
— Oui.
— Vous pouvez me donner plus de détails, si ce n'est pas indiscret ?
Serza se pencha pour trouver son sac, la féline lui indiqua où elle l'avait rangé, aux pieds du démon. Fouillant en quelques secondes, le voyageur lui montra deux morceaux de papier pliés. La lionne approcha sa chaise pour inspecter de plus près les messages écrits. Il ouvrit le premier, qui fut un message écrit à la hâte avec une date : « Voyage vers le nord, Serza. 6 Énacre ». Yrèn fut déçue que ce bout de papier soit très imprécis. Serza posa le message près du lit, puis déplia le plus grand papier sur ses genoux. Loin d'être obsolète, il s’agissait d’une carte du continent. Même si elle voyait à l'envers, la jeune femme fut capable d'indiquer avec précision les villes, tout en enseignant Serza.
— C'est ici que nous nous trouvons, vous êtes au village de Qeryzh. Là, au centre et en longeant la rivière au nord du village, c'est le temple du dieu Ziian:hür. Mais pour faire simple, vous n'avez pas besoin d'aller au temple. Vous remontez la jungle et traversez le fleuve jusqu'à une savane. Vous aurez encore deux cours d'eau à passer mais vous serez proche de la cité d'Utambazii. À mon avis, c'est là-bas que vous devez aller, c'est la grande ville et la plus proche au nord. Ce sera facile, il me semble que les galaprius sont à l'aise à la nage.
Ils avaient regardé le sàvras en question, toujours attentif sur l'état de son maître.
— D'ailleurs, est-ce que votre compagnon a un prénom ? s'interrogea Yrèn. Euh, non, oubliez ! Je suis trop curieuse.
— Traverser les fleuves ne posera pas de problème. Si cette personne qui m'a écrit ce message a dit d'aller au nord, c'est que son galaprius a pu passer.
— Oh, c'est vrai.
Alors qu'il rangea les parchemins utiles pour le voyage, Serza mit plus longtemps à inspecter l'intérieur du sac.
— Il manque quelque chose.
— Pardon ? s’inquiéta la lionne.
— J'avais une pierre noire...
Tout à coup, Yrèn entendit la porte de sa maison se fermer violemment. Ce bruit ne fit sursauter qu'elle. Serza fut étrangement calme, les yeux ne s'étaient même pas écarquillés. Le sàvras se mit à rugir à plusieurs reprises. La féline n'eut pas le temps de questionner sur l'agitation du reptile. Une odeur se manifesta d'un coup et entoura la maison. Elle se leva pour vérifier les alentours de son habitat. La lionne fut encore dans la surprise mais s'empressa d'agir.
— Il y a quelqu'un, tout près.
— Serza. La situation est plus grav... De la fumée ! Bon sang, d'où... Sortez ! Par la fenêtre ! Maintenant !
La jeune femme s'était promptement retournée vers le démon. Elle cria plusieurs fois l'ordre. Le temps pressait. De la vapeur noire encercla l'habitation. Soudainement, les branches craquèrent à cause du feu. Le bois enflammé qui s'accumulait bloqua l'accès à la porte. Yrèn ne cessa pas de répéter les mêmes consignes jusqu'à ce que Serza ait rejoint son sàvras. Elle les suivit à toute vitesse en bondissant par la fenêtre. Elle donna l'ordre de s'éloigner, tandis qu’elle cherchait aux alentours de l'aide. Elle cria mais elle vit une grande partie de la garde courir vers les maisons voisines. Le feu s'était répandu dans le village.
Mais personne ne se préoccupa d’eux.
— Le feu est là aussi, pourquoi... bredouilla la féline, mais elle se reprit devant la situation critique. Serza, retournez à l'entrée ! Il faut s'éloigner !
Le démon l'écouta, en chevauchant son compagnon, et s'éloigna du danger. Yrèn comptait le suivre, mais quelqu'un les interpella pendant cette course. Aux termes utilisées, elle sut quel dérangeant personnage fut proche.
— Eh ! L'étranger ! La rousse ! Ne partez pas comme ça !
La lionne vérifia son identité en se tournant rapidement. Aucun doute, cette voix injurieuse et une hallebarde neuve, cela ne pouvait être que cet iguane au rôle de chef des gardes. Avant que la jeune femme ne réponde, les ordres se transformèrent en colère.
— N'essayez pas de vous enfuir ! Mes hommes éteignent l'incendie mais nous cherchons aussi la source. Cela ne m’étonnerait pas que vous en soyez la cause, féline !
Les minutes furent interminables. Il n'y avait pas d'échappatoire. Que de l'attente. Longue, pressante et injuste. La lionne serrait les bras. Impatiente, Yrèn taisait la colère qui grondait en elle. La garde menait des fouilles, prenait soin des blessés et surveillait de près l'accusée. Pourquoi elle ? Le feu était venu par surprise. Quel aurait été l'intérêt de détruire son unique refuge ?
La moitié des habitations n'avait pas été épargnée. Les maisons étaient rasées. Le bois détruit, les murs en terre avaient cédé. Le village fut soulagé toutefois que des vies étaient sauves. Et la végétation n'avait pas été touchée. Si le feu avait atteint toute la jungle, il n'aurait rien resté de Qeryzh.
Le chef des gardes n'avait cessé de rester proche de la lionne. Comme si elle était une preuve elle-même du feu. Ou le feu lui-même, vu le regard sévère de l'iguane. Pourtant, la féline n'y croyait pas. Dans ses yeux d'émeraude scintillait l'incompréhension.
— Vous êtes fou, quelle raison aurai-je eu de détruire le village ? Au cas où vous auriez mal vu, ma maison a également brûlé ! Ça n'a pas de sens !
— Chef ! On a trouvé plein de morceaux de minerai, ils sont encore chauds.
— Soldat, amenez des échantillons, tout de suite !
— Très chauds, chef !
— Par Ziian:hür, faites un effort ! s’impatienta le meneur. Ce sont de précieux indices ! Alors, arrêtez de jouer les femmelettes ! Les preuves, tout de suite !
Sans le moindre gémissement, l'un des soldats finit par venir vers le chef en toute hâte. Il jeta par terre des fragments de pierre. Une seconde de plus et la peau aurait été dévorée par ces choses crépitant comme le feu. Le meneur fit signe à ce soldat courageux de retourner aider les blessés. Il inspecta de plus près ces morceaux noirs, sans les toucher. L'odeur était forte, si forte qu'elles ne pouvaient qu'être...
— C'est la source du feu. Des pierres qui brûlent ? Depuis quand ceci vient de chez nous ? (L'iguane se tourna vers Yrèn et tout le peuple, furieux) Écoutez-moi ! Quelqu'un avait un minerai incandescent sur lui ! D'où vient cette chose ? Il n'y a jamais eu ça dans le village ! Qui est l’inconscient qui avait ça sur lui ? Cette pierre, c'est du feu vivant ! Elle aurait pu brûler tout le village ! Féline, qu'avez-vous à dire ?
— Ce n'est pas moi qui avais cette pierre, je ne sais même pas si c'est un minerai.
— Gardes, arrêtez cette féline !
— C'est de l'ignirite.
Avant d'éloigner la lionne, en l'ayant saisie brutalement aux bras, on chercha à trouver qui avait dit ça. Et lorsqu'on comprit qui venait de parler, les soldats et les habitants furent paralysés de peur. Ce n'était pas le nom du minerai qui effrayait. Mais qui l'avait prononcé et qui, logiquement, détenait ce minerai flamboyant.
Si Yrèn était perdue dans un cauchemar, le chef des soldats et son armée se montrèrent consternés par l’absence de culpabilité chez leur interlocuteur.
— Vous êtes inconscient ! Vous n'auriez dû jamais venir ici !
— Attendez ! s'interposa la lionne. Serza s'était évanoui. Il n'a jamais quitté ma maison. Il est resté auprès de moi. Jamais il n’aurait fait brûler cette pierre !
— Ça suffit, la rousse ! Tu vas te taire ! (La voix de l'iguane empiéta sur celle d'Yrèn, qui clamait la vérité) Vous êtes une véritable calamité ! Égarer un objet si dangereux, qu'est-ce que vous avez dans la tête pour le laisser à la portée de n'importe quelle étincelle ! Inconscient ! Monstre ! Vous avez failli tous nous brûler, tous !
— L'ignirite m'appartenait, mais je n’ai pas dit que j’avais déclenché l’incendie. Il s'est passé quelque chose lorsque je me suis évanoui. L'ignirite aurait dû être dans mon sac, mais à mon réveil elle n'y était pas. Quelqu'un l'a prise. Je sais que ce n'est pas Yrèn.
— Absurdité ! Vous vous défendez lâchement ! Si ce n'est pas vous, ni elle, qui est-ce ?!
Le silence tomba un instant. Personne n'avouait. Mais l'agitation de l'iguane fit gronder le galaprius. Il savait que cette fureur était jetée sur son maître.
— Vous inventez. « Quelqu'un » mais qui ? Vous l'avez vu ?!
— Non.
— Il n'y a rien dans votre voix et dans vos mots. Des suppositions, une perte de temps ! Avez-vous autre chose que vos paroles dépourvues de sens ?
— Seulement mes paroles.
— Assez ! Quittez Qeryzh !
— Mais chef... balbutia un soldat.
— Bande d'abrutis, il n'y a pas à tourner en rond ! La pierre, c'est lui qui l'a amenée, coupable ou non ! Le feu, on ne connaît qu'une féline maîtrisant le feu ! Il n'y aurait eu aucun problème sans eux ! Partez !
Sans attendre leur réponse, le chef se préoccupa à nouveau de ses soldats et des habitants. La foule s'éloigna et retourna au centre du village, murmurant des mots emplis de peur et d'inquiétude.
Yrèn n'avait plus la force de crier. Sa gorge se noua. Elle répéta son innocence, mais qui s'envolait et ne parvenait à aucune oreille. Son regard se tourna vers Serza, cherchant du réconfort ou de la compassion. Étrangement, les yeux du démon étaient dénués d’émotion. La jeune femme ne fut pas mal à l'aise mais ces globes oculaires avaient quelque chose d'anormal. Mais ne sachant pas d'où venait l'anomalie, elle se persuada que Serza pensait comme elle. Yrèn l'observa, face à face, et s'exprima avec une voix désespérée.
— Ce n'est pas nous... Serza. Je veux entendre votre vérité. Dites-moi, ce n'était pas volontaire. C'était un accident.
— Je vous assure que je n'ai pas égaré l'ignirite pour provoquer l'incendie. Aussi sûr que je crois qu'il y a un responsable, qui s'est incinéré ou qui s'est enfui, je suis certain que vous êtes innocente.
~ * * * ~
— Je vous en prie. Ma famille vous a aidé par le passé. Je n'ai plus de maison.
— Nous sommes désolés, Yrèn, lui répondit un père de famille avec déception. L'incendie a terrifié tout le monde. On sait tous que tu es la seule à maîtriser la magie du feu dans ce village. C'était sûrement accidentel, et on peut te le pardonner. Mais on ne peut plus prendre de risque. Tu comprends, n'est-ce-pas ?
— Un lit, un toit. Non, même dehors s'il le faut... S'il vous plaît.
Le hochement de l'homme-lézard, avec peine, blessa la lionne. Elle retenait ses larmes. Plutôt que s'écrouler devant une maison où elle fut rejetée, elle se tourna promptement vers l'extérieur. Les gouttes perlant de ses yeux, elle ne parvenait pas à regarder les habitants. Ces derniers l'évitaient, que ce soit par la marche ou le regard. Ils esquivaient ces cheveux de couleur feu et ces yeux verts, d'envie et de mort.
Personne ne voulait approcher l'incendie lui-même. On fuyait ces flammes et ces yeux perçants. On l'étouffait par le silence.
— Yrèn.
Levant ses yeux, elle croyait entendre une voix des cieux. Elle se mit à chercher qui pouvait bien lui prêter attention. Elle ne put s'empêcher de sourire, même si ses yeux avaient rougi.
— Serza, tu vas partir ?
— Je n'ai pas le choix.
Elle remarqua l'idiotie de sa question. Évidemment, le village les avait chassés. Et elle aussi devait partir.
— Cela devait bien se terminer un jour comme ça, se lamenta la féline. Ils n'aiment pas les « félins » et j'ai toujours été un danger. La petite étincelle qui brûle, il n'y en a qu'une. La rousse. (Elle tourna brièvement ses yeux vers le village) Bref, adieu le fardeau de Qeryzh. Il ne me restera plus qu'à vagabonder. Peut-être un autre village, ou des nomades. Oh, je verrai ce que m'offrira l'avenir. Au revoir, Serza.
Elle marcha à petits pas vers l'entrée du village. Cependant, elle resta un instant immobile. Elle réfléchissait quel chemin était le plus simple. Le sud, le nord... Dans sa tête sourde, un grondement familier l'appela. La tête du sàvras cherchait sa main.
— À pied, ce sera difficile de trouver des groupes de nomades.
La lionne leva les yeux vers Serza, alors que sa main répondit à l'attente du galaprius. Elle versa davantage de larmes.
Des larmes de bonheur.
Fin du chapitre 1