« Ça faisait longtemps qu’on avait pas eu de neige. »Les cendres voletaient autour d’elle, devant elle, partout, dans un captivant et morbide ballet, recouvrant peu à peu d’un manteau terne les flaques de boues de la route. Elle était très près du feu, trop près. Mais le spectacle des ailes tordues du transporteur en proie aux flammes, grinçant, sifflant, craquant tandis que les matières perdaient peu à peu de leur consistance, n’était fait que pour la réjouir. Rien au monde ne satisfaisait mieux son regard que l’inexorable destruction qu’entrainait le simple et fascinant phénomène physique qu’était la combustion.
Elle restait là à regarder lentement s’effondrer la carcasse métallique, tandis que telle la lumière des anges, le flamboiement rougeâtre s’emparait de l’âme du vaisseau, incarnée par la fumée noire, dense et remarquablement opaque, qui s’échappait des réacteurs éventrés. On apercevait, à travers les déchirures de la coque en train de fondre, les sièges des pilotes et le grand tableau de commande, beaucoup moins impressionnant éteint et fendu que couvert de ses multiples voyants holographiques.
« J’adore la neige. »Des échos de voix lui parvenaient aux oreilles, tandis qu’elle époussetait délicatement les flocons qui retombaient sur son long manteau. Elle n’y prêta aucune attention. S’il voulait lui parler, il n’avait qu’à le faire à portée de voix : elle ne détournerait pas le regard du brasier, et elle ne s’en irait pas tant que la plénitude que lui offrait ce spectacle ne l’aurait pas suffisamment contentée.
Elle avait déjà fait sauter plus gros, plus lourd et plus dangereux qu’un simple transporteur Columbia de classe 104, mais aucune des victimes de ses dynamitages n’avait un jour produit de si belles ardeurs sanguines, merveilleusement chaleureuses, réconfortantes, lui faisant presque oublier la température glaciale qui régnait sur tout le continent et qui l’avait fait frémir de façon incontrôlable la première fois qu’elle était arrivée sur Vespus.
« Pourquoi ne neige-t-il jamais, sur cette foutue planète ? »Un autre écho. Elle ne bougea pas pour autant. Dans une plainte déchirante, une des deux grandes lames de stabilisation du Columbia s’effondra sous son propre poids, alors que la structure en alliage qui la maintenait s’était affinée sous les coups de langue de l’incendie, calcinée, réduite à quelques filins de métal noirci et luisant. Quelque part sous sa cage thoracique, une grande chaleur l’envahit, et elle frémit de bonheur.
- Boss ! » Il était finalement venu, quittant la chaleur de l’habitacle du minijet pour affronter la pluie de cendres et l’odeur âcre qui se dégageait du vaisseau en pleine crémation. Elle se retourna, une lueur d’agacement au fond des yeux, le jaugeant du regard comme s’il s’agissait d’un simple droïde éboueur.
Sous la fine couche de poussière qui recouvrait une partie de son visage, il put apercevoir la ligne brillante qui partait du coin de ses paupières pour se perdre dans la grande balafre sous son œil gauche, de la tempe à l’arête du nez.
En tant que tueur à gage, buter des couillons ne dérangeait pas sa morale. Si ces crevards avaient une faible raison de rester en vie pour souiller l’univers, elle restait insuffisante a empêcher les lois de la physique de permettre à une pointe de .39 de perforer leur crane, et c’était la seule forme de justice qu’il pouvait leur offrir depuis la mire de son pinner Gauss.
Il n’aimait pas son actuelle patronne. Elle payait bien, certes, mais même s’il s’agissait de son meilleur client, et ce de très loin, il ne lui faisait aucune confiance. La moitié des cibles de sa carrière provenaient de contrats passés avec elle. Il ne connaissait personne d’autre pour en vouloir a autant de monde, mais qu’importe : quels que soient ses motifs, ils devaient être suffisamment importants pour qu’elle se permette de dépenser une telle fortune pour que quelqu’un d’autre s’occupe de son sale boulot. Elle payait le quadruple de ses « tarifs », et cela lui convenait.
Cependant, cela faisait tant de morts, parfois inexpliqués,
inutiles même d’après lui. Pourquoi tuer les quelques témoins de l’explosion du Columbia, par exemple ? Des civils, des habitants des habitations de fortune près de l’entrepôt et des environs de Port Strazivie, et quelques passants de cette ville minuscule, perdue aux confins des fjords de Nouvelle-Estonie…
Aucun ne méritait la mort. Mais il avait exécuté ses ordres. Pas pour l’argent : il avait suffisamment de crédits pour s’assurer deux vies entières de repos sous les rayons de soleil des plages de Sol IV. Mais la patronne l’intriguait. Rien ne semblait la perturber, et elle le faisait
flipper à chaque fois que sa voix glacée venait à s’adresser à lui, ou qu’elle le fixait de l’éclat de ses prunelles grises entre ses paupières soulignées de khôl, accentuant son regard sempiternellement haineux et froid, et la large cicatrice qui colorait sa pommette renforçait l’aspect sinistre de ses traits anguleux quoique gracieux, le consumant d’une crainte instinctive et contradictoire.
Il avait les moyens de se protéger d’elle : un bon tueur a toujours une arme sur lui prête à exécuter toute menace, tandis qu’elle-même se baladait toujours sans la moindre arme. C’est pourquoi il continuait de suivre ses ordres : sa cliente semblait à l’abri des autorités, ou du moins ne semblait pas s’en soucier, et il était à l’abri de sa cliente. Pas de risque inutile : au moindre signe de délire, il avait de quoi y mettre fin de façon définitive.
En attendant, il pouvait continuer de participer à un plan qu’il tentait de comprendre, et cela l’excitait bien plus que les simples assassinats de mafieux que quelque magnat shooté au THC lui lâchait au terme d’une parodie de vieux holo policier des années 2100, dans un bureau sordide encombré d’armes et de paperasse, a l’atmosphère saturé de fumerolles, de sueur et de testostérone.
-Qu’est-ce que tu veux ? » Perdus dans les crépitements et les craquements, les quelques mots démolirent une grande partie de l’assurance qu’il avait pu rassembler pour quitter le jet sous la tempête de cendres, qui maculait son cuir de taches grises sombre s’étalant sous la pluie qui s’adjoignait maintenant aux résidus de combustion.
- Il n’y a plus aucun témoin. Qu’est-ce qu’on attend ?» Il passait sur le manque de considération dont sa cliente faisait preuve envers lui : elle le payait assez cher pour cela. Cependant, il s’agissait de l’unique personne à le tutoyer plutôt que d’observer l’hypocrite respect qui lui était dû. Le respect pour celui qui a chaque instant décidait du sort de quiconque a moins de 100 mètres autour de lui, un doigt sur la gâchette de son arme.
- Rien. » Elle le dépassa lentement, les mains dans les poches de son manteau, se dirigeant vers le minijet d’un pas tranquille, les yeux embués de larmes.
La mine d’ahuri ensommeillé de son tueur à gage n’aura donc jamais cessé de l’agacer. Elle détestait les idiots, et bien que celui-ci semble l’être un peu moins que la moyenne, il en restait pour autant une compagnie inintéressante. Être seule ne la dérangeait plus, mais ses seules possibilités d’avoir un contact un tant soit peu ludique avec quelqu’un d’autre qu’elle-même semblaient trop rare pour qu’elle puisse en profiter.
- Je suppose que vous voulez la preuve de leur mort ? » Il sortit d’une de ses poches le viseur cardiomètre de son pinner. Sur l’écran blafard, les vagues concentriques représentant le balayage de la zone par l’appareil rehaussaient seulement deux points palpitants prêts du centre de la rosace de mesure.
- Non. Je vous crois. » Elle s’arrêta à hauteur de l’élytre ouverte du minijet, côté conducteur. Puis, doucement, elle se retourna dans sa direction. Il était en train de ranger consciencieusement son détecteur, sans la quitter des yeux. Il avait peur d’elle, et elle louait cette preuve de bon sens. Elle se surprit à sourire, sans aucune raison, sourire qu’elle fit rapidement disparaitre au profit de mots : « Vous ne pouvez pas savoir que vous mentez. C’est dans votre nature.»
- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. » s’offusqua-t-il. En guise de confirmation, il s’approcha rapidement d’elle, légèrement agacé, le cardiometre a la main. Les implications de la remarque que la femme avait formulée, ou du moins, le sens qu’il croyait avoir en avoir saisi, avaient blessé son orgueil. « Regardez vous-même. La petite flèche en haut pour dé-zoomer. Trois kilomètres de portée. »
D’un agile mouvement de doigt, elle fit pivoter la petite carte, provoquant l’affichage du relief de la ville autour d’eux. Dans le grand vide prêt du fleuve, à côté de la perturbation qu’occasionnait la combustion du transporteur, les deux points continuaient à palpiter, a peine au-dessus de l’écran bleuâtre. Dans un chuintement, la petite console avertit son utilisateur que la carte ne pouvait plus être agrandie, faute de précision de la part de ses senseurs.
- Vous en avez oublié un. » Elle releva la tête sur le visage dubitatif du tueur à gage. Elle avait eu raison, finalement. Même celui-ci n’était pas digne de conversation. Quel ennui.
Il suffoqua légèrement quand les ongles anormalement allongés de la main droite de sa cliente perforèrent sa gorge, avant de se retirer brusquement.
Son premier réflexe, passé la surprise, fut de chercher la gâchette de son pulseur, dans sa poche qui devenait peu à peu profonde et glissante. Il la trouva finalement, tandis que sa vue se faisait de plus en plus sombre, et que la silhouette immobile devant lui dansait au rythme de son titubement, perdant de sa consistance de seconde en seconde.
Apres une éternité, il tira, sans prendre le temps de considérer la position de son arme. La bille de métal incandescente lui perfora l’estomac. Le choc de la douleur acheva de drainer ses forces, et c’est dans l’incompréhension la plus totale que son esprit s’éteignit, tandis qu’il s’affala dans le lit de cendres humides.
Un coup sur le senseur de la portière lui ouvrit de nouveau l’élytre qui s’était refermée lors de la détection par l’ordinateur de bord du tir de phaseur. Elle s’installa aux commandes du minijet du tueur. Le rugissement ténu du réacteur l’averti des goûts certains de l’homme pour les « bonnes vieilles machines ». Les ionisateurs étaient bien plus silencieux et performants, pour un coût en carburant bien réduit. Elle ne comprenait pas l’idée de s’attacher à ce genre de vieilleries désuètes, mais elle se contenterait de l’appareil, qui s’avérait par ailleurs doté d’un luxueux intérieur, notamment de gros sièges chauffants en cuir synthétique, moelleux et confortables, qu’elle ne pouvait qu’apprécier après le temps exécrable qu’elle avait subi dehors.
Elle essuya la larme qui avait coulé sur sa joue entaillée, caressant la vieille cicatrice, tout en observant un des moteurs auxiliaires du transporteur éclater lentement, dans un jet continu d’alliage métallique en fusion, sous les flocons nocifs accompagnés par la pluie qui désormais fouettait le sol. Elle poussa légèrement la poignée des gaz, et la machine émit un sifflement satisfaisant, décollant automatiquement de quelques dizaines de centimètres au-dessus du sol, comme impatiente de libérer plus vite la puissance de son moteur.
« Il neigera encore. Il neigera pour qu’Hynek vienne faire neiger. »* * *
La lumière des néons franchit la barrière de ses paupières aussi facilement qu’une lame de couteau. Il plissa ses yeux fermés, portant sa main devant eux, avant que la corde d’acier reliée à son poignet ne le punisse de son réflexe en fouettant sa joue, ce qui acheva de le tirer de son demi-sommeil.
- Debout ! Et tu te magne. » Dans l’encadrement de l’ouverture pratiquée dans le mur du fond de sa cellule, la masse de muscles sous anabolisants qui servait de gardien le considérait, immobile, sa main gauche serrant fermement son bâton électrique. Avec un soupir qui se voulait agaçant, Jon se redressa péniblement, engourdi par les quelques heures de repos qu’il avait pu voler à la froide planche de métal à laquelle il avait momentanément dû donner le titre de « couchette ».
Une fois debout, les bras sur le côté, liées aux poignets par un filin d’acier qui trainait contre ses genoux, il attendit les ordres du garde. Ordinairement, il aimait bien provoquer ces grandes gueules carrées, et jouer avec leur cerveau endormi qui visiblement n’avait pas nécessité de lavage pour rester docile, du fait d’un manque certain de matière à l’opération. Mais dans sa position, privé de ses armes et de ses hommes, de son vaisseau et de toute forme de soutien ou de possibilité d’échappatoire, mieux valait chercher à chaque instant ce qui pourrait satisfaire les quelques ordres que pouvait formuler et répéter ce genre de brute énervée.
- Viens on veut t’voir. » Le garde s’écarta légèrement sur la noirceur du couloir, une main contre le système de verrouillage de la porte et l’autre maintenant toujours son bâton à son côté. Jon s’exécuta, et se dirigea d’un pas mesuré vers l’ouverture et le gardien, en s’humectant les lèvres. Il n’avait pas fumé depuis trois jours, et ses papilles réclamaient le gout du ryzhiy, agrémentant cette envie de disgracieuses remontées d’acide occasionnées par la faim.
Il se croyait un peu plus important que ce que laissait entendre la façon dont on le traitait, même si sa condition présente ne l’étonnait pas. C’était avec amusement que le pirate avait appris être la quatrième personne la plus recherchée par les forces combinés des polices de Mandar, Vespus, Sol IV et New Temple.
- Passe devant, et si tu fais le con, j’ai le droit de t’abimer un peu. Faut juste que tu puisses garder ta tête, il parait. » Jon ne se fit pas prier, et entama le long couloir bardé de faiblardes lampes jaunes sous les ricanements excessivement ponctués du garde apparemment pourvu d’un embryon d’humour dont il semblait tirer une certaine fierté.
Un milliard de crédits. Les colonies avait placé un milliard de crédit sur sa tête. Pas étonnant que Vagiras l’aie trahi : l’armurière mandarii n’aurait jamais laissé passer autant d’argent sous prétexte de garder près d’elle «
son grand coeurrr de pirrrate ». Il avait été stupide. Tous ses contacts habituels, obnubilés par un telle somme, avaient plus ou moins tenté de le capturer quand il s’était rendu chez eux. Deux en étaient morts, deux autres définitivement ruinés, et il s’était échappé de justesse du dernier qui avait tenté de le piéger. Il pensait son équipage fidèle à ses ordres, et il eut raison : il les avait déjà rendu plus riche qu’aucun homme ne pouvait espérer l’être. Cependant, Vagiras était l’exception de trop. Il n’aurait jamais dû baisser sa vigilance en entrant dans son entrepôt sans armes et sans hommes. Quelle belle leçon de relativisme.
Le vaisseau-prison faisait partie des bâtiments les mieux défendus des flottes spatiales de l’humanité : un véritable bunker flottant entre les colonies, des milliers de tonnes d’acier abritant les plus dangereux criminels de tous les temps. Une escale tous les cent vingt jours pour le carburant et la nourriture. Plus de gardiens humains que de prisonniers, renforcés par une petite armée de robots de sécurité. Le bâtiment était capable de vaporiser n’importe quoi, à n’importe quel moment, aussi bien dans le vide qui l’entourait qu’au sein de ses couloirs et cellules de confinement : des tourelles Thunder étaient dissimulées dans chacune des cloisons, prêtes à faire feu au signal que constituaient quelques frappes sur le clavier de commande des surveillants.
Jon riait bien fort du principe de ce genre d’enfermement : protéger la société des plus dangereux, peu importe ce que cela signifiait réellement, et les protéger de la société en retour. Les murs des cellules protégeaient quant à elles les prisonniers de leurs semblables, mais personne ne protégeait le prisonnier de lui-même.
Certains des cas que Jon avait pu apercevoir lors de son transfert méritaient réflexion, comme cet homme totalement chauve, vêtu uniquement d’un résidu de sa chemise autour de la taille, qui choquait sans interruption sa tête contre les parois de verre de sa chambre d’isolement, offrant le spectacle de ses chairs en lambeaux sous la peau arrachée de son front, alimentant les rainures de sang séché le long de l’épaisse vitre entourant le point d’impact dont il ne semblait pas avoir modifié la position depuis le début de son activité.
Suivant le dédale de couloir au rythme des indications et poussées du bâton de son accompagnateur, Jon spéculait sur la raison d’une visite aussi prompte. Les officiels ? Les gras pontes venus lui adresser leur vindicatif mépris ou lui exposer son absence de droits quand a son procès ? Quelque gradé de la police secrète désireux de lui soutirer quelque information sur la pègre dont il se moquait comme de son premier lait de potchikozel ? Il considérait la situation avec flegme : les choses allaient vite, et il se doutait qu’on lui réservait probablement un traitement spécial, compte tenu de ses innombrables manquements à cette chère Loi afférant à son statut de pirate.
Peut-être allait-il apprendre la sentence supposée s’abattre sur sa vile personne, ou apprécierait-il pour le moins la haine et le mépris dans le regard de ceux qu’il pillait sans vergogne sur les routes spatiales. Qu’importe. S’il avait fallu leur donner une leçon d’humilité, les milliards de crédits bien au chaud dans les banques indépendantes de New Temple sous de multiples comptes constituaient déjà en soi un beau pied de nez adressé aux magnats de l’industrie planétaire, ainsi qu’aux politicards véreux incapable d’imposer une forme mineure de restriction aux lobbies qui brulaient les colonies dans leurs usines comme ils l’avaient déjà fait sur Terre.
Jon n’était pas un justicier. Il n’avait cure de la justice. Il ne cherchait à aider personne, et bien qu’il pillait les cargos des plus riches, loin de lui l’idée d’en aider de ce fait les petites gens brimés par le système. Il était simplement un pirate. Une petite gens que le système avait déçu : il en exploitait désormais les failles, devenant virtuellement aussi puissant que n’importe lequel de ses maitres. Chacun des membres de l’équipage du Rybamech pouvait se targuer d’une fortune incommensurable qui, d’après quelques recherches, s’avérait faire d’eux les détenteurs d’un magot capables de rivaliser avec celles des mille plus riches hommes des colonies.
Le couloir s’ouvrait sur un sas de portes coulissantes blindées, bardé de senseurs et de canon miniatures, bien mieux éclairé que l’aire des cellules. Une fois entré, la porte derrière lui se referma avec violence, et il entendit distinctement le bruit de lames s’entrecroisant juste derrière lui, entre les deux battants : une guillotine, sectionnant tout obstacle à la pose des joints d’étanchéité qui rendaient le sas hermétique. Les articulations mobiles de certains des senseurs bougeaient légèrement, et un voyant bleu perché sur une sorte de minuscule trident noir éclaira par intermittence le plafond de l’alcôve.
- Vérification terminée. Prisonnier, quittez le sas. » lui récita un vocaloïde féminin au travers d’émetteurs situés dans le socle d’une branche de capteurs. La porte en face de lui se fendit en deux avec fracas, une grande quantité de verrous quittant soudainement leur fourreau sous l’action de vérins. Jonathan obéit, entrant dans une section du vaisseau recouverte de peinture vert pâle, à l’entrée de laquelle l’attendaient deux militaires au regard vide, biens droits dans leur uniforme impeccable, joignant leurs mains derrière le dos dans une pose parfaitement symétrique.
Ils portaient tous deux une mitrailleuse Dante sTs accrochée dans le dos et deux pulseurs conventionnels à la ceinture, armement conventionné des sergents de la DMZG, grade dont Jon avait la confirmation en notant l’unique aile stylisée sur leurs épaulettes. L’homme de droite s’adressa à lui, d’un ton neutre et d’une voix dont il forçait visiblement les graves :
- Jonathan Cadium, veuillez me suivre. » Sans plus attendre, il se retourna, et engagea une marche mesurée au travers du couloir, tandis que l’autre homme dégaina et arma un des pulseurs, les yeux fixés sur le prisonnier, sans toutefois le pointer sur lui, politesse dont le remercia Jon, acquiesçant de la tête avec un grand sourire avant d’emboiter le pas du sergent.
Les militaires, donc. La DMZG. Il ne se souvenait pas avoir attaqué un seul vaisseau de l’organisation scientifico-millitaire, se concentrant exclusivement sur les flottes de fret. Aborder un des croiseurs-cargo de ces fous furieux révélait du suicide. Personne ne s’en prenait à la DMZG sans en subir les conséquences, pas même les gouvernements des colonies.
Il avait vu un de leurs puissants long-courriers démolir une station spatiale blindée à coup d’armes expérimentales dont l’absence de connaissance de sa part à leur sujet l’avait chagriné, et dont la présence sur un bâtiment de transport l’avait surpris au plus haut point. Mais le fait était là : le petit croiseur avait réduit à l’état de débris la forteresse de Borvensech, réputée imprenable depuis trois générations dans le monde de la piraterie, sans tirer une seule torpille. Jon se souviendrait toute sa vie des éblouissantes trainées blanches des canons s’écrasant dans une explosion lumineuse contre les murs de dizaine de mètres d’épaisseur de béton du bunker de son meilleur receleur.
Cependant, il restait un peu déçu par le manque de précautions que les militaires prenaient pour le recevoir. Deux gardes seulement, fussent-il armés et certain de sa docilité et de incapacité à répliquer, prouvée par les capteurs du sas, c’était bien peu pour l’ex-quatrième plus grand criminel de l’humanité. Il se demandait pourquoi la DMZG s’intéressait à lui. Ce n’était pas le genre à aider la police, dont ils se passaient excellemment de services, pas plus que les gouvernements coloniaux.
L’organisation était en tout point indépendante, propriétaire unique de la seconde colonie terrienne en la présence de Vespus IX, petite planète d’un système relativement proche du Soleil, dont elle se servait de base centrale ainsi que de refuge pour les habitants des familles de ses membres, scientifiques comme militaires, la frontière entre les deux activités s’avérant extrêmement fine dans certains cas. Vespus devint au terme d’une décennie de tractations une communauté indépendante dont le quartier général de la DMZG, faisant figure de gouvernement, était affilié au Conseil Suprême, au même titre que le reste des dirigeants politiques des autres colonies.
Le sergent de tête s’arrêta et se retourna face à Jon d’un même mouvement. Ils se trouvaient devant une porte blindée coulissante, la trente-huitième d’après les chiffres peints sur le métal, dont la seule différence avec celles qu’il avait déjà croisées dans le couloir était la lumière blanche dont s’illuminait l’encadrement.
Après quelques secondes d’une attente silencieuse, la porte s’ouvrit sur ce que Jon avisa au premier coup d’œil comme une salle d’interrogatoire. Un grand bureau noir, vierge de toute fioriture, trônait au centre d’une salle d’un blanc immaculé. L’éclairage ténu provenant du plafond éclairait uniformément et sans aucune ombre le visage blafard et les courtes mèches blondes de l’homme derrière l’unique meuble de la pièce, qui tirait tranquillement sur une pipe électronique embaumant les lieux de curieux effluves de banane. Avachi sur son bras gauche, il considérait Jon d’un regard curieux, presque inquisiteur. Il revêtait un uniforme de la DMZG, et Jon n’avait jamais vu autant d’ailes miniatures aux épaulettes d’un militaire.
Un commandant ? Il avait affaire à un des douze plus hauts gradés de la plus grande organisation militaire de l’humanité ? Cette attention le flattait et l’intriguait, mais pour l’instant, seul le premier sentiment en venait à étirer un grand sourire, derrière sa barbe foisonnante dont il apprécia du bout des doigts la texture rêche, avant de franchir l’encadrement et de s’assoir sans un mot dans le fauteuil que lui indiquait du doigt le commandant.
Un silence quasi-total, uniquement perturbé par le ronronnement fluide et discret de la machinerie, s’installa dans la cellule. Dans l’expectative, Jonathan essaya de profiter de ce moment d’attente, tentant de deviner l’âge du commandant qui semblait faire de même pour lui, continuant de tirer sur sa pipe. Sa tête ronde et son visage pâle, ses petits yeux impassibles lui donnaient l’air d’un adolescent trop vite grandi, et il crut deviner des restes d’acné près des arrêtes de son nez, au milieu de fines taches de rousseur. Cependant, les profondes cernes qui ternissaient sa peau, accentuées par son teint trop clair, ainsi que les rides qui fendaient son front et ses tempes, lui faisaient deviner aisément que l’homme avait déjà connu une vie probablement trop bien remplie à son goût. Le commandant avait dû en voir de belles, à en juger par l’éclat puissant sous ses paupières fatiguées, ce qui le rendait d’autant plus intéressant aux yeux du pirate.
Le commandant se redressa lentement sur son siège, posa sa pipe sur la table, et l’éteignit avant de joindre ses mains devant lui.
- Monsieur Cadium, je suppose que vous n’êtes pas du genre à porter d’implant bionique ?» Légèrement surpris, mais amusé, Jon hocha la tête négativement. L’homme porta alors une main à sa ceinture, et en tira un petit objet plat et circulaire, cintré de chevrons, surmonté d’un bouton de commande constituant sa surface supérieure.
- Je suppose que vous savez ce que c’est ? » Évidemment qu’il le savait.
- Une charge EMP, ouais. Et alors, vous voulez en péter une ? » Jonathan ricana doucement, curieux de savoir pourquoi on lui montrait cette petite charge a impulsion électromagnétique, capable de détruire n’importe quel système électronique non protégé dans son rayon d’action d’une pression sur la plaque centrale.
- J’ai demandé à rester seul avec vous. Si quelqu’un d’autre que nous écoute cette conversation, il n’en a aucun droit, dans la mesure où personne n’est autorisé à m’espionner excepté mes trois supérieurs directs dont j’ai l’accord total pour faire ce que je m’apprête à faire. »
Le commandant posa alors le pouce au centre de la commande. Les chevrons s’illuminèrent un a un, dans le sens horaire, d’une puissante lueur bleutée, accompagnant la montée dans les aigu d’un petit sifflement en provenance de la bombe. Puis, un petit claquement se fit entendre, et la lumière de la pièce s’éteignit soudainement. Derrière eux, la porte coulissante fit jouer ses verrous privés d’électricité, se bloquant automatiquement, les condamnant à rester dans la pièce sombre. Seule la faible clarté de la pipe que le commandant avait rallumée éclairait faiblement son visage en faisant luire ses prunelles.
- Juste au cas où vous auriez l’idée de faire une bêtise, j’ai un calibre pointé sur vos couilles depuis que vous êtes assis devant moi. Je peux vous appeler Jon ? » Intrigué, Jonathan commençait à trouver le commandant décidément fort sympathique.
- Faites donc, mon commandant… ? »
- …Moore. Appelez-moi Ron, ça sera plus simple pour nous deux. Votre cellule vous plait beaucoup j’imagine ?»
- Vous savez, on dort moins bien qu’à côté des compresseur d’un Raav asthmatique, alors pas vraiment. Pis j’ai pas l’droit d’faire ma déco, alors c’est assez emmerdant comme paysage. Mais le chauffage est nickel, et le loyer est pas cher. »
- Curieuse définition de la valeur des choses, quand on considère que le prix du loyer, c’est votre liberté. » Ron reposa sa pipe au milieu de la table, la faible lumière qu’elle provoquait suffisant aux yeux du pirate, désormais habitués à l’obscurité, pour observer décemment le faciès du commandant qui se pencha vers lui.
« Vous n’aurez pas de procès. Ils vous veulent ici, vivant ou mort, et si on exclut tout ce que vous leur avez fait sans qu’on en ait de preuve, vous êtes passible d’un bon millier d’années d’emprisonnement. Je ne pense pas qu’on vous cryogénise comme Jarmedan pour vous les faire écouler plus tard, mais vous ne verrez aucune étoile avant votre décès. Cependant, moi, je ne vous souhaite aucune de deux options.»
Ron s’arrêta pour tirer une bouffée de sa pipe, et la replaça au centre du bureau.
« Vous vous y connaissez en armement, Jon ?»
- Je jouais avec un VLE dans mon bac à sable. Pourquoi ? »
- Vous aimez les trésors, comme beaucoup de pirates, j’imagine ? »
- Plutôt, ouais. »
Le commandant s’éloigna contre le dossier de son fauteuil, hors de portée du halo lumineux. Jon devinait qu’il le fixait au travers des ombres, alors il tenta de lui rendre la pareille, et se pencha au-dessus des légers volutes sortant de l’extrémité de la pipe.
- Vous m’voulez quoi ? »
- J’ai besoin d’un expert en armement. Pour une mission. Une mission qui fait chier dans leur froc les vétérans de la flotte. C’est votre troisième option. » Il l’entendit soupirer bruyamment. « Je ne veux pas de ces pisseux avec moi dans mon équipage. J’ai besoin d’éléments de votre trempe, et la DMZG ne peut pas me les fournir.
« Je me fiche de vos idées concernant les lois, parce qu’à mon bord, n’importe qui pourra vous faire sauter la tête d’un claquement de doigt de ma part, a la moindre connerie. » Il bascula de nouveau en avant, s’appuyant contre le rebord de la plaque métallique pour plonger son regard dans celui de Jon. « Ça vous branche ? »
Jon partit d’un grand rire.
- Alors, soit j’meurs ici sans rien foutre, soit j’vous accompagne dans une mission dont j’ai aucune idée de si vous et moi on va s’en sortir, et que je sais même pas en quoi elle consiste, et dont vous allez rien me dire avant que j’accepte ?»
- C’est exactement ça. Je vous avais sous-estimé, vous comprenez bien plus vite que ce à quoi je m’attendais. » Jon cessa de rire instantanément. Curieusement, c’était le genre de remarque qui forçait l’incompréhension chez lui. Sous-estimer son intelligence ? Quel genre d’hommes fréquentait ce cher commandant pour le rabaisser à ce point ? Et encore plus curieusement encore, il ne l’en appréciait que davantage maintenant qu’il le savait capable de provocation aussi basse envers quelqu’un tel que lui.
- Si j’accepte, vous me faites sortir la maintenant ? »
- Si vous acceptez, vous partez récupérer vos affaires et vous êtes sur la passerelle de mon croiseur dans cinq minutes. »
Jon leva la main. Il ne s’attendait a rien de la part du commandant, s’apprêtant a un devoir déclamer une sorte de serment sur l’honneur avant de signer quelque chose, mais Ron tendit la main par-dessus la table, devant lui. Le pirate la frappa alors de sa paume ouverte. « C’est d’accord. »
- Parfait. J’espère que vous n’avez rien contre les femmes. » Le pirate éclata d’un rire rauque.
- Un peu que j’ai rien contre ça ! »
- …Ni les alien. Parce qu’on en a une à bord, et vous comprendrez que j’aimerais vraiment que vous observiez une certaine forme de bienséance en sa présence. » Jon s’amusait réellement, et rit de plus belle. Il adorait l’humour de son nouveau capitaine.
- ‘Manque plus a vot’ histoire que l’vaisseau soit celui du crash de l’Oural, cap’taine ! »
- J’admire votre perspicacité. Nous embarquons sur l’objet 29, dit ‘Kalderion’, à des fins d’exploration et d’expérimentation. J’allais justement vous en faire part, mais vous êtes plus rapide que moi. » Il claqua dans ses mains, et les lumières se rallumèrent tandis que quelqu’un actionnait les verrous de l’autre côté de la porte. Puis, il se leva, et se dirigea vers la sortie de l’alcôve, laissant Jon désemparé sur sa chaise, qui le retint par la manche de son uniforme.
- Attendez… Si j’ai bien compris, on va se balader dans l’espace avec un vaisseau extraterrestre ? »
- Faire chier, froc, vétérans… vous savez maintenant pourquoi. » De sa main gauche, la droite restant nonchalamment blottie dans sa poche, il gratifia Jonathan d’une tape sur l’épaule. « Bienvenue dans l’équipe Genesis, cher partenaire. »